Le Maître force l’Esclave à travailler. Et en travaillant, l’Esclave devient maître de la Nature. Or, il n’est devenu l’Esclave du Maître que parce que— au prime abord — il était esclave de la Nature, en se solidarisant avec elle et en se subordonnant à ses lois par l’acceptation de l’instinct de conservation. En devenant par le travail maître de la Nature l’Esclave se libère donc de sa propre nature, de son propre instinct qui le liait à la Nature et qui faisait de lui l’Esclave du Maître. En libérant l’Esclave de la Nature, le travail le libère donc aussi de lui-même, de sa nature d’Esclave : il le libère du Maître. Dans le Monde naturel, donné, brut, l’Esclave est esclave du Maître. Dans le Monde technique, transformé par son travail, il règne- ou, du moins, règnera un jour — en Maître absolu. Et cette Maîtrise qui naît du travail, de la transformation progressive du Monde donné et de l’homme donné dans ce Monde, sera tout autre chose que la Maîtrise « immédiate » du Maître. L’avenir et l’Histoire appartiennent donc non pas au Maître guerrier, qui ou bien meurt ou bien se maintient indéfiniment dans l’identité avec soi-même, mais à l’Esclave travailleur. Celui-ci, en transformant le Monde donné par son travail, transcende le donné et ce qui est déterminé en lui-même par ce donné ; il se dépasse donc, en dépassant aussi le Maître qui est lié au donné qu’il laisse — ne travaillant pas — intact. Si l’angoisse de la mort incarnée pour l’Esclave dans la personne du Maître guerrier est la condition sine qua non du progrès historique, c’est uniquement le travail de l’Esclave qui le réalise et le parfait. |
The Master forces the Slave to labor. And while laboring, the Slave becomes Master of Nature. However, he became the Slave of the Master only because — from the first instance — he was slave of Nature, while achieving solidarity with it and while subordinating himself to its laws through the acceptance of the instinct of self-preservation. While becoming through labor master of Nature, the Slave thus frees himself from his own nature, from his own instinct that bound him to the Nature and that made him into the Slave of the Master. By freeing the Slave from Nature, labor thus also frees him from himself, from his nature of a Slave: it frees him from the Master. In the natural World that is given, brute, the Slave is a slave of the Master. In the technical World, transformed by his labor, he reigns or, at least, will reign one day — as an absolute Master. And this Mastery that is born of labor, of the progressive transformation of the World that is given and of the man who is given in this World, will be altogether different from the “immediate” Mastery of the Master. The future and the History thus belong not to the warlike Master, who either dies or is maintained indefinitely in his identity with himself, but to the laboring Slave. The latter, while transforming the World given by his labor, transcends the given and that which is determined in itself by that given; thus he surpasses himself, by also surpassing the Master who is allied to the given that he leaves — not laboring — intact. If the anguish of death incarnated for the Slave in the person of the warlike Master is the indispensable condition of historical progress, it is only the labor of the Slave that carries it out and perfects it. |
Cependant, le sentiment de la puissance absolue que l’Esclave a éprouvé en tant que tel dans la lutte et qu’il éprouve aussi dans les particularités du service du Maître qu’il craint, n’est encore que la dissolution effectuée en soi. Sans ce sentiment de la puissance, c’est à dire sans l’angoisse, sans la terreur inspirée par le Maître, l’homme ne serait jamais Esclave et ne pourrait, par conséquent, jamais atteindre la perfection finale. Mais cette condition « en soi », c’est à dire objectivement réelle et nécessaire, ne suffit pas. La perfection (qui est toujours consciente d’elle-même) ne peut être atteinte que dans et par le travail. Car ce n’est que dans et par le travail que l’homme finit par prendre conscience de la signification, de la valeur et de la nécessité de l’expérience qu’il fait en craignant le pouvoir absolu, incarné pour lui dans le Maître. Ce n’est qu’après avoir travaillé pour le Maître qu’il comprend la nécessité de la lutte entre Maître et Esclave et la valeur du risque et de l’angoisse qu’elle implique. Ainsi, quoique l’angoisse inspirée par le Maître soit le début de la sagesse, on peut dire seulement que dans cette angoisse la Conscience existe pour elle-même; mais elle n’y est pas encore l’Être pour soi. Dans l’angoisse mortelle, l’homme prend conscience de sa réalité, de la valeur qu’a pour lui le simple fait de vivre; et c’est seulement ainsi qu’il se rend compte du « sérieux » de l’existence. Mais il n’y prend pas encore conscience de son autonomie, de la valeur et du « sérieux » de sa liberté, de sa dignité humaine. Mais par le travail la Conscience vient à elle-même. Il semblait, il est vrai, que c’est l’aspect du rapport non essentiel à la chose qui échouait à la Conscience servante dans le travail, c’est à dire dans l’élément constitutif qui, en elle, correspond au Désir dans la conscience du Maître; cela semblait parce que, dans cet élément, la chose conserve son indépendance. Il semblait que, dans et par le travail, l’Esclave est asservi à la Nature, à la chose, à la « matière première », tandis que le Maître qui se contente de consommer la chose préparée par l’Esclave et d’en jouir, est parfaitement libre vis-à-vis d’elle. Mais en fait il n’en est rien. Certes, le Désir du Maître s’est réservé le pur acte de nier l’objet en le consommant, et il s’est réservé — par cela même — le sentiment de soi et de sa dignité non-mélangé éprouvé dans la jouissance. Mais pour la même raison cette satisfaction n’est elle-même qu’un évanouissement; car il lui manque l’aspect objectif ou chosiste, c’est à dire le maintien — stable. Le Maître, qui ne travaille pas, ne produit rien de stable en dehors de soi. Il détruit seulement les produits du travail de l’Esclave. Sa jouissance et sa satisfaction restent ainsi purement subjectives: elles n’intéressent que lui et ne peuvent donc être reconnues que par lui; elles n’ont pas de « vérité », de réalité objective révélée à tous. Aussi, cette « consommation », cette jouissance oisive de Maître, qui résulte de la satisfaction « immédiate » du désir, peut tout au plus procurer quelque plaisir à l’homme; elle ne peut jamais lui donner la satisfaction complète et définitive. Le travail est par contre un Désir refoulé, un évanouissement arrêté; ou en d’autres termes, il forme et éduque. Le travail transforme le Monde et civilise, éduque l’Homme. L’homme qui veut — ou doit — travailler, doit refouler son instinct qui le pousse à « consommer » « immédiatement » l’objet « brut ». Et l’Esclave ne peut travailler pour le Maître, c’est à dire pour un autre que lui, qu’en refoulant ses propres désirs. Il se transcende donc en travaillant; ou si l’on préfère, il s’éduque, il « cultive », il « sublime » ses instincts en les refoulant. D’autre part, il ne détruit pas la chose telle qu’elle est donnée. Il diffère la destruction de la chose en la transformant d’abord par le travail; il la prépare pour la consommation; c’est à dire — il la « forme ». Dans le travail, il transforme les choses et se transforme en même temps lui-même: il forme les choses et le Monde en se transformant, en s’éduquant soi-même; et il s’éduque, il se forme, en transformant des choses et le Monde. |
However, the feeling of the absolute power that the Slave has experienced in his capacity as such in the struggle and that he also experiences in the characteristics of the service to the Master whom he fears, is yet nothing but the dissolution carried out in itself. Without this feeling of power, that is without the anguish, without the fear inspired by the Master, the man would never be a Slave, and consequently could never attain the final perfection. But this condition “in itself”, that is objectively real and necessary, is not enough. The perfection (which is always conscious of itself) cannot be reached but within and through labor. For it is only within and through labor that man ends up becoming aware of the significance, the value, and the need for the experience that he undergoes by fearing the absolute power, which is incarnated for him in the Master. It is only after having labored for the Master that he understands the necessity of the struggle between Master and Slave and the value of the risk and the anguish that it implies. Thus, although the anguish inspired by the Master is the beginning of wisdom, one can only say that in this anguish the Conscience exists for itself; but it is not yet there the being-for-itself. In the mortal anguish, man becomes aware of his reality, of the value that has for him the simple fact of living; and it is only thus that he realizes the “serious” aspect of existence. But he does not yet derive from it the conscience of his autonomy, of the value and of the “serious” of his freedom, of his human dignity. But through labor Conscience comes to itself. Admittedly, it seemed that it is the aspect of the nonessential rapport with the thing that failed the servile Conscience in labor, i.e. in the component that, within it, corresponds to the Desire in the conscience of the Master; that appeared so because, in this element, the thing preserves its independence. It appeared that, within and through labor, the Slave is subjected by Nature, to the thing, to the “first matter”, while the Master who contents himself by consuming the thing prepared by the Slave and by enjoying it, is perfectly free with respect to it. But in fact he is nothing of the sort. Admittedly, the Desire of the Master has reserved for itself the pure act-of-denying the object while consuming it, and it has reserved for itself — in virtue of that very fact — the feeling-of-itself-and-of-its-dignity unalloyed, experienced in the pleasure. But for the same reason this satisfaction itself is only the loss of consciousness; because it lacks the objective-or-choosing aspect, that is the stable maintenance. The Master, who does not labor, does not produce anything stable outside of himself. He destroys only the products of the Slave’s labor. His pleasure and his satisfaction thus remain purely subjective: they interest him alone and thus can be recognized only by him; they do not have a “truth”, an objective reality revealed to all. Thus, this “consumption”, this idle pleasure of the Master, which ensues from the “immediate” satisfaction of desire, can at the most get some pleasure from the man; it can never give him complete and final satisfaction. Labor is on the other hand a Desire driven back, a loss of consciousness prevented; or in other words, it forms and educates. Labor transforms the World and civilizes, educates Man. The man who wants — or must — labor, must drive back his instinct which pushes him to “consume” “immediately” the “brute” object. And the Slave cannot labor for the Master, that is one other than himself, but by driving back his own desires. He thus transcends himself in laboring; or if one prefers, he educates himself, he “cultivates”, he “sublimates” his instincts by driving them back. In addition, he does not destroy the thing such as it is given. He diverges from the destruction of the thing by initially transforming it through labor; he prepares it for consumption; that is — he “forms” it. In labor, he transforms the things and transforms himself at the same time: he forms the things and the World while changing himself, while educating himself; and he educates himself, he forms himself, while transforming the things and the World. |